La Dernière idole (Alphonse DAUDET - Ernest L’ÉPINE)

Drame en un acte

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 4 février 1862.

 

Personnages

 

AMBROIX, 65 ans

GERTRUDE, sa femme, 35 ans

UN FACTEUR

 

La scène dans une petite ville de province.

 

Une salle à manger au rez-de-chaussée. Au fond, porte de sortie. À droite, un buffet. Premier plan, à droite, une fenêtre donnant en biais sur la place de l’Église, au ras du sol. Vis-à-vis, à gauche, porte de la chambre de madame Ambroix. À gauche, au fond, une cheminée surmontée d’une glace. Sur la cheminée, une tasse et un sucrier ; devant le feu le café de M. Ambroix. Sur le devant de la scène, à droite, une table que madame Ambroix achève de desservir. À gauche, premier plan, une table-bureau sur laquelle se trouvent un buvard, quelques livres et un journal. Un fauteuil à gauche du bureau ; à droite, une chaise sur Laquelle sont posés le chapeau et le châle de madame Ambroix.

 

Scène première

 

MADAME AMBROIX, desservant, AMBROIX, assis dans un grand fauteuil devant la table à manger

 

MADAME AMBROIX.

Prendrez-vous votre café ici, ou dans ma chambre ?

AMBROIX.

Ici, s’il vous plaît !

Il se lève pendant que madame Ambroix porte la table entre la porte du fond et la cheminée.

Je vais rouler mon fauteuil près de la fenêtre.

Il roule son fauteuil.

Là, un peu de soleil dans le café, voyez-vous, cela vaut toutes les eaux-de-vie du monde... C’est ce que Léopold appelait le gloria du bon Dieu !

MADAME AMBROIX, apportant le café sur le rebord de la fenêtre.

J’ai bien peur que le soleil soit un peu chaud pour votre tête, mon ami ; rien ne porte au cerveau comme le gloria de mars.

AMBROIX.

Connu, beau masque ! cela vous ennuie de me savoir près de la fenêtre. De ma place, en soulevant ce coin du rideau, je vous verrai entrer à l’église, et mon regard va gêner vos largesses aux mendiants de la grand’porte, n’est-ce pas ?... Rassurez-vous, je vous promets de fermer les yeux du côté de vos poches.

MADAME AMBROIX.

En revanche, je vous promets de n’ouvrir mes poches que très peu.

AMBROIX, jetant un regard sur le panneau vide au-dessus de la table.

À propos, Gertrude, quand donc nous le renverra-t-on, le portrait de Léopold ?

MADAME AMBROIX, troublée.

Le portrait de Léopold ? C’est que...

AMBROIX.

Voilà quatre mois que vous l’avez expédié à Tours se faire remettre un cadre dont il n’avait nul besoin.

MADAME AMBROIX.

Oh ! si l’on peut dire ; le bois était moisi, vermoulu, affreux !

Elle prend le sucrier sur la cheminée et va le poser sur le bord de la fenêtre.

AMBROIX.

En tout cas, ou n’a jamais mis quatre mois pour encadrer un tableautin de quelques pouces. Si ma Gertrude voulait être franche, elle m’avouerait qu’elle ne tient pas beaucoup au portrait de ce vilain ingrat et qu’elle met un peu de négligence à le ravoir. Eh ! mon Dieu ! ne vous en défendez pas, c’est un sentiment bien naturel. La conduite de Léopold excuse et justifie toutes vos rancunes, toutes vos colères.

Il passe à droite.

Un garçon que j’aimais et que je traitais en frère, en fils plutôt ; qui vivait de notre vie comme nous vivions de la sienne ; un ami que j’avais vu naître et qui me devait de me voir mourir ; crac ! un beau jour... – un beau jour ! quelle formule bête ! – le voilà qui part, qui s’en va je ne sais où, à Odessa, au diable : un coup de chapeau, une révérence, une poignée de main, trois banalités ! et cet être cher, ce frère, ce fils, cette part de nous-mêmes se retire de notre vie, de nos cœurs, comme on se retire d’une visite. Il y a huit ans de cela, et je m’en souviens mieux que d’hier. C’est ici même, au coin de cette cheminée, un soir d’octobre, le 22, qu’il me vint annoncer son départ et faire ses adieux. Je ne trouvai pas la force de me lever, de l’interroger ; rien ! Je restai là, dans mon fauteuil, la bouche ouverte, haletant, oppressé...

MADAME AMBROIX, s’approche de son mari.

Bon ! vous allez encore vous tourmenter et vous faire du mal.

AMBROIX, passant à gauche.

Mais non ! mais non ! je vous assure, Gertrude, cela ne me fait pas de mal, cela ne m’a pas fait le mal que vous croyez ; et si le lendemain vous m’avez vu pleurer, ce n’était pas sur l’ami qui partait, mais sur l’amitié, cette bonne chose que je perdais si sottement !

Il s’assied près du bureau.

MADAME AMBROIX, très émue.

Mon pauvre Ambroix !

AMBROIX.

Que voulez-vous ? on n’aime pas à perdre, surtout à mon âge.

Montrant son front.

Nous avons tous là un petit temple où nous abritons religieusement toutes nos idoles, croyances, rêves, affections. Elles sont là, debout, en équilibre, chacune sur son piédestal... Fiers de ce doux fardeau, nous marchons dans la vie comme ces mouleurs italiens qui traversent les rues, des plâtres dans les mains, sous chaque bras, sur la tête... Hélas ! un caillou sous le pied, le coude d’un passant, un rien suffit pour mettre en pièces tous ces beaux petits dieux ! Rarement, le pauvre mouleur rentre chez lui son étalage au complet ; plus rarement encore nous arrivons au terme de notre vie avec toutes nos idoles. Gertrude, mon amie, regardez mon vieux crâne ; à cette heure, le temple est désert et dévasté ; de toutes les anciennes idoles il n’en reste plus qu’une, une seule, mais celle-là, solide, inébranlable, à l’abri des accidents et des épreuves : cette idole, Gertrude, c’est vous. Oh ! vous n’avez pas besoin de rougir et de détourner la tête.

Il se lève.

MADAME AMBROIX, timidement.

Et votre café, mon ami ?

AMBROIX, passant à droite, conduit par Gertrude.

Mon café... mon café... je vais le prendre, méchante femme ; ce n’est pas ma faute si je suis dans un jour de ressouvenir et d’attendrissement.

Revenant près de madame Ambroix.

Tout à l’heure encore, pendant que vous me serviez, il y avait dans vos moindres mouvements, dans votre façon de me verser à boire, tant de prévenance, tant d’affection, de piété, que je me suis senti le cœur gros de reconnaissance, j’ai même dû laisser choir une petite, toute petite larme dans ma compote de poires... qui n’en a rien dit à personne.

MADAME AMBROIX, montrant le café en souriant.

Avez-vous mis du sucre là-dedans ?

AMBROIX, va près de la croisée.

Je vais en mettre.

Il sucre son café.

Décidément, Gertrude, il faut écrire à l’encadreur pour qu’il vous rende au plus vite ce portrait.

Il s’assied près de la croisée.

MADAME AMBROIX, met lentement son chapeau devant la glace.

Oui, mon ami, j’écrirai... je vous promets d’écrire.

AMBROIX.

Je n’avais que lui pour me faire compagnie pendant ces affreux dimanches où votre paroisse vous accapare, et maintenant, cela me manque de ne pouvoir plus parler du passé avec cette bonne figure. D’ailleurs, Gertrude, en bonne conscience, si nous devions faire aussi peu de cas de cette toile, était-ce la peine de la garder et d’en priver la famille de Léopold ? Il était si charmant pour tous, ce grand écervelé ! Tout le monde l’aimait.

Il se lève.

Vous rappelez-vous comme il était gai, rieur, amusant ? Et de l’esprit ! avait-il de l’esprit, hein ?

MADAME AMBROIX.

Il en faisait, surtout.

AMBROIX, arrangeant le châle de Gertrude.

Eh bien, oui, il en faisait, et puis ? Quel mal voyez-vous à cela ? Quand vous avez du café en grain chez vous, vous faites du café, n’est-ce pas ? et personne ne s’en plaint ; de même pour l’esprit, quand on en a, on en fait, et je n’y vois rien à redire. Du reste, avouez-le, qu’il eût de l’esprit ou qu’il en fit, Léopold ne vous a jamais entièrement convenu. Cette nature railleuse, ardente, avait de quoi vous troubler et vous effrayer, ma chère eau qui dort.

Il va mettre du sucre dans sa tasse.

MADAME AMBROIX.

Voilà le dixième morceau de sucre, au moins, que vous noyez dans votre tasse, ce café ne sera pas buvable...

Elle prend le sucrier et l’enferme dans le buffet dont elle retire la clef.

AMBROIX.

C’est vrai, c’est vrai. Le vent est aux souvenirs, et cela trouble un peu la cervelle.

Il s’assied.

Gertrude, ma mie, vous seriez la meilleure et la plus charmante, si vous renonciez à vos vêpres pour une fois, hein ? qu’en dites-vous ? Vous vous mettriez ici, en face de moi, un tapis vert sur la table, quelques cartes à côté de nous, le tout pour avoir des prétextes à conversation, et nous entamerions un piquet de quatre ou cinq heures qui nous conduirait jusqu’au dîner par des chemins charmants... Vous verriez.

MADAME AMBROIX.

Oh ! Ambroix, me faire manquer les vêpres !

AMBROIX.

Si Léopold était là, croyez-vous qu’il vous raillerait joliment là-dessus !... Vous en disait-il assez, quand vos crises pieuses vous prenaient ; encore, de son tempe, n’était-ce que par accès et non pas à l’état chronique comme aujourd’hui... Oh ! je ne vous en fais pas de reproches. En redoublant de piété vous avez, s’il est possible, redoublé de soins et d’affection pour moi... Allez à vêpres, grande fanatique !

MADAME AMBROIX, défaisant à moitié les brides de son chapeau.

Pourtant, il me semble que le bon Dieu ni monsieur le curé ne m’en voudraient pour une fois, n’est-ce pas ?

AMBROIX.

Nenni ! nenni ! à mon âge, tout devient habitude. Si vous me donniez vos vêpres d’un dimanche, il me faudrait aussi celles de tous les autres... Tenez, passez-moi plutôt mon journal ; entre deux articles je regarderai les gens entrer à l’église, les gamins jouer sur la place ; puis, comme l’on entend d’ici la voix de l’orgue et celle des fidèles, j’écouterai les vêpres d’intention et d’intention aussi au moment du sermon...

Il fait le signe de s’endormir.

MADAME AMBROIX.

Taisez-vous, affreux moqueur, je m’en vais.

Elle va prendre son livre de messe sur le bureau.

AMBROIX.

Vous n’oubliez pas votre chapelet ?

MADAME AMBROIX.

Non, j’ai tout ce qu’il me faut... merci !

Bruit de cloches.

AMBROIX, se levant.

Alors, partez vite, vous n’avez que le temps. Les cloches vous appellent et s’impatientent, Écoutez : Ding ! dang ! madame Ambroix ! ding dang ! ne viendra pas ! Les pauvres s’impatientent aussi à la porte de l’église ; voilà deux fois déjà que l’aveugle et son chien tournent la tête par ici. Peste ! je ne vous retiens pas ! Ah ! ah ! ah !

Il la reconduit jusqu’à la porte du fond. Madame Ambroix, troublée, sort rapidement et se retourne pour lui faire un geste d’adieu.

 

Scène II

 

AMBROIX, seul, puis UN FACTEUR

 

AMBROIX, descend en scène.

Trois heures d’église par dimanche pour toute une existence de dévouement, ce n’est certes pas beaucoup, et j’aurais eu vraiment tort de la priver de ses vêpres.

Les cloches cessent. Regardant par la croisée.

La voilà qui traverse la place.

Il s’assied.

Comme une honnête femme a sa démarche à elle ! je ne sais quel parfum de pudeur et de chasteté se dégage de tout son être et lui conserve quelque chose de jeune et de naïf : ces femmes-là, on dirait éternellement de petites filles ! Bonjour, Gertrude, bonjour, mon amie ; allez prier pour votre vieil Ambroix ! que Dieu lui fasse de longs jours à vous aimer, à vous bénir. Surtout qu’il ne me joue pas le mauvais tour de me rappeler à lui le dernier, ce serait gâter tout le bonheur de ma vie. Saperlotte ! me voilà tout ému, mais très ému ; c’est à croire qu’il va m’arriver quelque chose aujourd’hui. Suis-je enfant ! comme si, à mon âge, il pouvait m’arriver encore quelque chose ! À moins que ce ne soit Léopold qui m’arrive.

Il boit.

Gertrude avait raison... Ce café est abominablement sucré. Quelle heure est-il ? Trois heures et demie. J’en ai encore pour une heure à l’attendre.

Sons d’orgue.

Tiens ! si je lui faisais la surprise d’aller la chercher à la sortie. Ce n’est pas que ce soit loin, mais cette affreuse goutte...

Écoutant.

Du reste, j’ai bien le temps, on n’en est qu’au troisième psaume. Je la vois d’ici, dans un coin de chapelle bien noir, bien reculé, à genoux sur sa chaise rouge ; elle tient son chapelet et prie à voix basse, lionne prière, madame Ambroix, moi, je me sens tout ensommeillé.

Le son de l’orgue cesse. Il se renverse sur son fauteuil, ferme les yeux et dit à demi-voix.

je ne sais si c’est ce journal... ou bien le...

Il désigne l’église.

qui va commencer...

Il s’assoupit. Un coup frappé à la vitre le fait tressauter.

Hein ! qui va là ? qu’y a-t-il ?

Il se lève.

LE FACTEUR, du dehors.

Monsieur Ambroix !

AMBROIX.

Tiens ! c’est le facteur... c’est le brave père Anselme.

Il pose le journal sur le buffet et va ouvrir la croisée.

LE FACTEUR.

Bien le bonjour, monsieur Ambroix. Comment va cette vieille santé ? J’ai là quelque chose pour vous.

AMBROIX, il remet son fauteuil en scène.

Ah ! ah ! il parait que le courrier a donné aujourd’hui ; il ne donne pas souvent, le courrier. Mais, avant tout, il me faut de vos nouvelles, père Anselme. Eh bien ! ces jambes, comment vont-elles !

LE FACTEUR.

Oh ! les jambes, j’en suis assez content ; mais les yeux ne se conduisent pas aussi bien.

AMBROIX.

Parce qu’ils vous conduisent plus mal ! Eh ! eh ! eh !

LE FACTEUR, riant.

Ma foi, oui ! Toujours le même, ce monsieur Ambroix, comme à vingt-cinq ans.

AMBROIX.

Dam ! j’exerce tous les jours ma gaieté ; vous exercez bien vos jambes, vous. Avec l’exercice, rien ne se rouille dans l’arsenal.

LE FACTEUR.

Surtout quand l’arsenal est arrosé d’un excellent moka versé par la belle madame Ambroix.

Ambroix va poser sa tasse sur le buffet.

En voilà une qui n’a pas vieilli, mais là, pas d’un cheveu ; comme à vingt-cinq ans.

AMBROIX, lui passant sa tabatière.

Une prise, père Anselme ?

LE FACTEUR.

Volontiers... Si ça pouvait m’ouvrir un peu les yeux.

AMBROIX, regardant tout autour de lui dans la salle.

Je sais bien ce qui vous les ouvrirait, moi, les yeux.

LE FACTEUR, sourire gourmand.

Oh ! monsieur Ambroix.

AMBROIX.

Allons donc ! Est-ce que je ne sais pas ce que c’est que la marche ? Par ces premiers jours de printemps on a besoin d’un coup de fouet dans les jambes, et nous avons ici un vieux rhum qui a une fameuse mèche.

LE FACTEUR.

Connu ! Il y a des gens qui en parlent dans le pays.

AMBROIX, allant au buffet, puis, avec embarras.

C’est que... je suis seul... Madame Ambroix est à l’église.

LE FACTEUR, contrarié.

Ce sera pour un autre jour, monsieur.

AMBROIX, très doux.

Mais non, mais non, je suis furieux contre madame Ambroix, qui a toujours ses clefs avec elle.

Subitement.

Vous avez quelque chose pour moi, père Anselme ?

Il va à la croisée.

LE FACTEUR.

Voilà un paquet assez volumineux, comme vous voyez ; ça vient de loin. Au bureau on m’a dit que c’était un tableau.

AMBROIX, prenant vivement le paquet.

Ah ! enfin ! on se décide donc à nous le renvoyer.

Il va précipitamment à son bureau, sur lequel il pose le paquet.

Je vais vous payer tout de suite, père Anselme.

Il va pour ouvrir son bureau.

Sapristi ! en voilà bien d’une autre, maintenant : la caisse qui est à vêpres, elle aussi, avec ma femme et le vieux rhum. Ah çà ! mais je vais me mettre en colère, moi.

Il revient à la croisée.

LE FACTEUR.

Ne vous emportez point, monsieur Ambroix. Je vais de ce pas faire le service de la ferme des Azeroles, à une heure d’ici ; je passerai en revenant.

AMBROIX, se disposant à fermer la croisée.

C’est cela, repassez, père Anselme. La même clef ouvre la caisse et débouche le rhum ; par ainsi, vous ferez d’une pierre deux coups, sans compter celui que vous boirez. Eh ! eh ! eh !

LE FACTEUR, riant.

Ce bon monsieur Ambroix, comme à vingt-cinq ans !

Il retire sa tête de l’embrasure, et s’éloigne en fredonnant.

 

Scène III

 

AMBROIX, seul

 

Il referme ta fenêtre et va vers son bureau sur lequel est le paquet.

Le voilà donc revenu, mon Léopold. Vite, rendons-lui la place qui lui appartient.

Il essaye de défaire les ficelles du paquet.

Ils l’ont solidement attaché, par exemple. Il me faudrait... bon, voici mon affaire.

Il va prendre un couteau de table oublié sur le buffet, et se hâte de couper les ficelles.

Je n’ai jamais rien vu d’aussi soigneusement empaqueté.

Il retire le portrait de Léopold, le porte vers le fond, et pose la boîte, dans laquelle était le tableau, à gauche de la cheminée.

À ton clou, d’abord, nous causerons ensuite.

Il l’accroche et le considère.

Tiens ! c’est étonnant ! c’est très étonnant ! on n’a pas touché le moins du monde à ce portrait, le cadre est toujours le même.

S’asseyant à gauche du bureau.

Cela valait bien la peine de le garder aussi longtemps et de priver notre salle à manger de son ornement le plus cher. Ma foi, Gertrude s’expliquera avec son encadreur ; pour moi, l’important est d’avoir retrouvé le compagnon de mes après-midi dominicales ; je ne serai plus seul quand Gertrude sortira. Pourtant, j’aurais dû trouver dans ce paquet quelque chose qui m’expliquât...

Il se lève et cherche dans la boîte qui renfermait le tableau.

Eh ! parbleu ! voilà deux lettres pour une.

Il revient s’asseoir à gauche du bureau.

Tiens !... qu’est-ce que cela signifie ?... « Monsieur Léopold, à Odessa, » et sur l’autre : « À Madame Ambroix, près Tours. » Une écriture inconnue. Gertrude aurait donc envoyé ce portrait à Odessa ? Il doit y avoir encore là-dessous, j’en suis sur, quelque mystère de tendresse ingénieuse. Voyons un peu.

Il décachette une lettre et lit.

« Madame Ambroix, près Tours. Madame, notre sieur Ivanof et moi avons l’honneur de vous envoyer ci-joint le portrait de M. Léopold et la lettre dont vous l’aviez accompagné. » Voilà bien un tour de Gertrude ; dans sa fureur contre Léopold, elle a dû lui envoyer son portrait escorté d’une lettre !... je la vois d’ici. « Quand votre envoi nous est parvenu, M. Léopold était mort... depuis déjà deux mois. » Est-ce possible ! Ah ! mes pressentiments ne m’ont pas trompé. Il devait m’arriver quelque chose aujourd’hui. Léopold ! s’en aller mourir loin de son pays, loin des siens, loin de nous ; pauvre ami !

Il s’essuie les yeux.

Mais enfin, de quoi est-il mort ? où ? comment ? La lettre va me l’apprendre sans doute. « ...Mort depuis déjà deux mois, ce qui vous explique, Madame, comment, en notre qualité de chargés de la liquidation du défunt, nous avons cru devoir ouvrir le paquet et décacheter votre lettre, pour savoir en quel endroit nous devions renvoyer l’un et l’autre. Veuillez agréer, Madame, nos salutations empressées et compter sur notre discrétion la plus complète. Ivanof, Dimitry et Cie, chargés de la liquidation Léopold. » Que veulent-ils dire, ces imbéciles, avec leur discrétion ? quelque formule moscovite, sans doute, aussi insignifiante que les autres. Mon Léopold ! Moi qui m’attendais tous les jours à le voir apparaître, des regrets, des excuses sur les lèvres, des histoires plein la cervelle. Mort ! il est mort !

Moment de silence. Il prend machinalement la lettre de sa femme.

Voyons ce que Gertrude lui écrivait.

Il ouvre la lettre avec lenteur, en s’essuyant les yeux.

« Merci, Léopold, pour votre parole loyalement tenue ; merci pour votre courage à nous quitter ; merci pour votre silence. » Ah çà ! mais c’est pourtant bien son écriture, oui, parbleu, il n’y a que Gertrude pour barrer ses T comme cela... Que lui chante-t-elle donc ? elle le remercie de s’en être allé et de n’avoir pas répondu à mes lettres ? C’est inouï ! « Depuis le jour où je fus assez forte pour vous renvoyer et pour rompre les liens criminels qui nous unissaient. » Miséricorde ! qu’est-ce qui me tombe là ? Allons ! allons ! j’aurai mal vu...

Il se lève et passe.

Ces choses-là n’arrivent pas, c’est impossible ! Gertrude m’expliquera tout en deux mots. « Pourquoi je vous écris aujourd’hui après ce silence de huit années, l’envoi dont j’accompagne ma lettre doit vous le dire assez. Oui, votre portrait, Léopold, votre portrait dont le regard me poursuivait partout, votre portrait dont la présence dans ma maison m’était une cause éternelle de souffrance et de remords. » C’était vrai !

Il tombe sur son fauteuil. Silence. Continuant de lire.

« Adieu, Léopold, adieu à jamais ! Nous nous sommes séparés pour nous punir ; hélas ! pourquoi faut-il que cette séparation cruelle ait fait souffrir en même temps que nous ce grand et honnête cœur que nous avons trompé pendant trois ans ? »

Il lève lentement la tête.

Ainsi, pendant trois ans, à cette même place, dans ce coin, dans cet autre, partout, la trahison et l’adultère ont vécu à mes côtés, buvant à mon verre, mordant à mon pain, dormant sous mon toit. Oh ! toutes mes joies du passé, tous mes souvenirs, ces bonnes choses qui font vivre les vieux... tout cela est gâté, perdu, ma vie entière est abîmée ! Pourquoi ai-je vécu si longtemps ?

Il tombe sur le fauteuil près du bureau.

Comme je me les reproche, ces soins dont je me suis laissé entourer ! Mais maintenant je vais retrouver des forces pour m’enfuir,

Il se lève.

pour quitter cette maison qui me pèse, ce foyer maudit, ces meubles que je hais !

Il se renverse en sanglotant dans son fauteuil, la tête dans ses mains.

Il faut pourtant prendre un parti : m’enfuir avant qu’elle arrive ? en aurai-je la force ? Que faire, mon Dieu ? J’ai encore là-dedans une voix qui me parle et qui me dit ; « Ces choses sont loin, pauvre homme, ces choses sont bien loin de toi. Huit ans ont passé sur le crime ; des deux coupables, l’un est mort ; l’autre s’est réconciliée avec Dieu et avec sa conscience ; pourquoi serais-tu plus sévère que ces trois terribles juges : Dieu, la conscience et la mort ? Jette ce portrait, brûle ces lettres, tu dois tout oublier, tout ignorer, et enfermer ce secret dans ton âme. »

Il se lève avec rage.

Non ! non ! laisse-moi, voix menteuse, je ne suis pas un ange, moi ; je ne suis pas un saint, non ! je suis un homme volé, volé ! il faut que je châtie. Je vais l’attendre, cette misérable ; je vais l’attendre à la sortie de son église, et là, devant tout le monde, lui demander raison de son crime.

Dans sa fureur et ses évolutions sur la scène, il arrive devant la glace, et là, s’arrête et se contemple.

Suis-je assez ridicule ! Va, pauvre Othello de soixante-dix ans, tes larmes, tes colères feraient rire. Donc, tais-toi, et si tu as besoin de dire ton mal à quelqu’un, la mort est là, seule confidente digne de ta douleur.

En parlant, il est revenu s’asseoir à gauche, devant son bureau, appuyant son coude sur les lettres et sa tête dans ses mains.

 

 

Scène IV

 

AMBROIX, MADAME AMBROIX

 

MADAME AMBROIX, entrant précipitamment par la porte du fond, gaie et empressée. Elle ôte son chapeau et son châle, qu’elle pose sur la chaise près du buffet.

Me voici, Ambroix ! Je n’ai pas attendu la fin du sermon pour revenir plus vite. Eh bien, Ambroix, qu’avez-vous ? Qu’est-il arrivé ? vous êtes souffrant ?

Elle s’est rapprochée de son mari. Ambroix lève lentement la tête et lui montre de la main le portrait accroché à la muraille. Madame Ambroix étouffe un cri.

Comment ? je ne comprends pas... c’est le retour de ce portrait qui vous tait tant de mal...

Ambroix, toujours silencieux, écarte un peu ses coudes et pousse les lettres vers elle. Madame Ambroix reconnaît sa lettre.

Ma lettre !

Tombant à genoux.

Ma lettre ! Grâce !

Ambroix s’est levé et se tient debout appuyé contre la table.

AMBROIX.

Vous m’avez porté là un coup terrible, Gertrude. On ne revient pas de pareilles secousses à mon âge, savez-vous ?

MADAME AMBROIX.

J’ai tant souffert, j’ai tant pleuré depuis huit ans.

AMBROIX.

Vous n’avez pas souffert pendant huit ans ce que je viens de souffrir pendant dix minutes. Une de mes larmes vaut toutes les vôtres.

MADAME AMBROIX.

Mon Dieu ! que lui dire ? que faire ? comment lui prouver !...

AMBROIX, relevant madame Ambroix qui lui a pris la main.

Me prouver quoi ? que depuis huit ans vous vous êtes repentie ! mais, malheureuse, la grandeur de vos repentirs ne fait que me rappeler l’énormité de votre faute, et pensez-vous que toutes ces larmes auxquelles je veux bien croire...

MADAME AMBROIX.

Oh !

AMBROIX, sévèrement.

Auxquelles je veux bien croire ; pensez-vous que toutes les larmes du monde puissent guérir l’immense blessure que vous m’avez faite là ! Les larmes entretiennent les plaies, elles ne les cicatrisent pas.

MADAME AMBROIX.

Oh ! je voudrais mourir.

AMBROIX.

Mourir ? Vous voudriez mourir ? Non ! non ! il ne faut pas mourir, il faut vivre, au contraire ! pour expier ! Venez ici, là... près de moi.

Il va prendre une chaise que madame Ambroix a mise près de la table du fond, en desservant, au commencement de la première scène, et la place à sa droite. Il s’assied à droite du bureau.

MADAME AMBROIX.

Non, je n’ose pas, ma place est à vos pieds, éternellement à vos pieds.

Elle se met à genoux.

AMBROIX.

Votre place est la place que je vous donne ; moi seul suis juge de la place que vous méritez. Mettez-vous là.

Gertrude s’assied.

J’ai le droit de vous demander bien des choses

MADAME AMBROIX.

Vous savez tout, Ambroix, je n’ai rien à vous apprendre ; par pitié, ne me faites pas parler de cela !

AMBROIX.

Parlons-en, au contraire, cela m’étoufferait si je n’en parlais pas. Mais attendez :  

Il va chercher le portrait et rapporte sur le bureau, à sa droite.

avec moi vous mentez trop bien, vous n’oserez peut-être pas devant lui.

MADAME AMBROIX, avec indignation.

Oh !

Plus bas.

Pardon, c’est votre droit de me parler ainsi.

AMBROIX, se rasseyant.

Voici quinze ans que nous sommes mariés, Gertrude ; sur ces quinze années, vous en avez passé trois à me tromper, trois années de mensonge, d’hypocrisie...

MADAME AMBROIX.

Ambroix !

Résignée.

Continuez, je vous écoute.

AMBROIX, après un silence.

Quand il s’en est allé, lui, vous avez beaucoup souffert, n’est-ce pas ?

MADAME AMBROIX.

J’ai beaucoup souffert.

AMBROIX.

Vous l’aimiez donc encore ?

MADAME AMBROIX.

Oui.

AMBROIX.

Et lui, puisqu’il partait, il ne vous aimait donc plus ?

MADAME AMBROIX.

Oh ! si ! toujours autant.

MADAME AMBROIX.

Il vous aimait toujours, vous l’aimiez encore. Vous vous adoriez tous deux... vous vous séparez ; pourquoi cela ?

MADAME AMBROIX.

Cette vie de mensonge me pesait, j’ai eu honte.

AMBROIX.

Mais enfin, puisque vous ne m’aimiez pas, puisque vous en aimiez un autre, pourquoi n’avez-vous pas eu le courage de votre passion ? Pourquoi n’avez-vous pas, dès le premier jour, pris bravement votre amant par le bras et ne lui avez-vous pas dit : Allons-nous-en d’ici ? C’eût été moins lâche, après tout.

MADAME AMBROIX.

C’est parce que vous m’aimiez trop que je suis restée.

AMBROIX.

Ah ! oui, vous avez bon cœur, vous, je l’oubliais. On veut bien tromper, voler, assassiner les gens, on ne veut pas leur faire de la peine. L’horrible chose que ces bons cœurs !

MADAME AMBROIX, sanglotant.

Oh ! l’entendre parler ainsi, lui ! quel châtiment !

AMBROIX.

Pourtant, si vous étiez partie, voyez comme c’eût été plus heureux pour moi ! Onze ans auraient déjà passé sur mon désespoir, et onze ans sèchent bien des larmes. Il eût pu se faire encore que votre départ m’eût tué du coup, ces choses-là se sont vues. Mais, ma foi, avouez que ma mort eût été un fier débarras pour tout le monde, pour moi le premier.

MADAME AMBROIX.

Ambroix, je vous en conjure, épargnez-moi, épargnez-vous. Chacune de vos paroles m’entre au cœur comme un fer brûlant, et je vois bien à la pâleur de vos traits, à votre voix qui tremble, à la fièvre qui vous brûle, je vois bien tout ce que vous souffrez et quel horrible plaisir vous trouvez à reparler de ces choses et à vous plonger dans ce triste passé. Écoutez-moi, je vous ferai tout ce que vous voudrez, tout ! je serai votre servante encore plus humble, encore plus soumise, encore plus dévouée. Vous verrez comme je serai bonne ; mais, par pitié, ne m’accablez pas de la sorte.

AMBROIX, a pris lu lettre d’envoi, et la lui montrant.

Cette lettre vous brûle les yeux... vous voudriez savoir ce que contient cette lettre, et comment ce portrait a pu vous être renvoyé ?

Vite.

Je vais vous le dire, moi !

Il passe à droite après avoir remis vivement la chaise de Gertrude auprès de la table.

MADAME AMBROIX.

Ne me dites rien, Ambroix, je ne veux rien savoir.

AMBROIX.

Mais si, mais si !... Il faut que vous sachiez ce qu’est devenu l’homme que vous aimez.

MADAME AMBROIX.

Dieu m’a donné la force de ne plus l’aimer.

MADAME AMBROIX.

Vraiment !... Dieu vous a donné cette force. En êtes-vous sûre ? Regardez-moi, Gertrude, vos yeux dans mes yeux et votre main dans la mienne : êtes-vous sûre de ne plus l’aimer ?

MADAME AMBROIX.

J’en suis sûre.

AMBROIX.

Lisez.

Il lui donne la lettre. Silence.

Votre main tremble... vous pâlissez. Vous l’aimez toujours.

Il repousse sa main qu’il tenait.

MADAME AMBROIX, elle étouffe un cri et dit tout bas.

Voilà huit ans qu’il était mort pour moi.

AMBROIX.

Lâche et menteuse... Comme elle a trompé son mari, elle renie son amant.

MADAME AMBROIX.

Oh ! assez de cruautés, n’est-ce pas, Ambroix ; assez de cruautés et de mépris. Vous avez le droit de me tuer, mais non de me torturer ainsi.

AMBROIX.

Vous tuer ? Pourquoi faire ? Pour vous l’envoyer rejoindre, peut-être ? Non, non, cela vous rendrait trop heureuse ; et moi qui n’ai personne à m’attendre là-bas, moi, qui serai seul dans la mort comme je l’ai été dans la vie, je serais trop jaloux de votre bonheur.

Il s’assied prés du bureau, et dans sa colère menace le portrait.

Ah ! quand je songe que c’est toi, toi, regard faux et vil, toi, bouche menteuse et ironique, que c’est toi, maudit, qui m’as gâté toute ma vie, toi enfin qui m’as fait mes dernières heures si cruelles, si longues, si misérables !

Il prend le couteau.

Tiens ! tiens !

Il frappe le portrait.

MADAME AMBROIX, voulant le retenir.

Ambroix ! que faites-vous ? revenez à vous.

AMBROIX, passant.

Laissez-moi, ne m’approchez pas ! Vous me faites horreur, je vous dis.

Il va vers la porte.

MADAME AMBROIX, courant après lui, suppliante.

Où allez-vous ?

AMBROIX.

Ma vie ne vous regarde pas ; je vous défends de regarder dans ma vie. Je m’en vais, je quitte à jamais cette maison que j’abhorre, je m’en vais et je vous maudis.

Il sort par le fond, repousse sa femme et ferme violemment la porte derrière lui.

 

Scène V

 

MADAME AMBROIX, seule

 

Elle a couru après son mari et s’arrête devant la porte fermée.

Ambroix ! Ambroix ! Mais c’est impossible ! Il ne faut pas me quitter ainsi, Ambroix !

Revenant en scène.

Oh ! je tremble, j’ai honte. – Mourir ! je veux mourir !

Elle cache en sanglotant son front dans ses mains et se jette sur un siège à droite. Silence.

Ah ! tu croyais tout fini, toi ; tu croyais ton crime expié, ton passé racheté. Ah ! tu croyais que pour laver ta faute c’était assez d’exiler une moitié de ta vie, et de l’interdire les regrets, le souvenir, tout, même les larmes. Eh bien, non, non, rien n’est expié, rien n’est racheté. Après huit ans de prière et de repentir, tout ton passé se redresse implacable, tout croule autour de toi ! Là-bas, on meurt, et tu n’as pas le droit de pleurer ! Ici, on te maudit, et tu ne peux que courber la tête !

Sur ces derniers mots, elle tombe assise à droite.

Pauvre cher portrait, c’est pourtant lui la cause de toutes mes douleurs.

Elle se lève.

Aussi, pourquoi avoir voulu le chasser de cette maison ? puisque sa présence m’était un remords, pourquoi ne pas accepter ce remords en punition de ma faute ? Cela me gênait de le sentir sans cesse près de moi. Tant qu’il était là, j’étais éternellement la femme coupable, toujours rougissante et les yeux baissés. À la fin, je voulus relever la tête et marcher librement chez moi : j’ai renvoyé le portrait. Dieu m’a bien punie de mon orgueil. Le portrait est revenu, il est revenu entouré d’un crêpe, il est revenu me dénoncer et se faire mutiler devant moi.

Elle s’approche du bureau.

Oh ! quand j’ai vu le couteau entrer dans cette poitrine, j’ai eu froid là-dedans. La toile a eu le coup, moi la douleur.

Elle tombe assise près du bureau.

Comme il est triste avec sa blessure au cœur ! on dirait qu’il souffre. Tiens ! pauvre mort blessé. Dieu me le pardonnera,

Elle lui envoie un baiser.

car ce baiser que je te donne, c’est le baiser d’adieu.

Elle se relève.

Et maintenant, partons ! ma place n’est plus ici. Ce n’est pas Ambroix qui doit quitter cette maison, c’est moi, c’est moi seule. Il s’est enfui pour ne pas me chasser. Faible comme il est, il n’aura pu aller bien loin, et je pourrai le rejoindre pour lui dire...

Elle se dirige vers la porte du fond.

 

Scène VI

 

MADAME AMBROIX, AMBROIX, puis LE FACTEUR

 

Ambroix, entrant par le fond, va lentement s’asseoir à droite, dans son fauteuil.

MADAME AMBROIX.

Ambroix !... c’est noble à vous d’être revenu pour un dernier adieu.

Ambroix secoue tristement la tête.

Ah ! laissez-moi croire que vous êtes ici pour cela ; et maintenant, écoute, mon ami. Oui, ma présence vous pèse ; oui, Gertrude vous est devenue odieuse ; eh bien ! tendez-lui votre main, une fois, une dernière fois, mais cordialement, sans haine, et laissez la malheureuse femme quitter seule cette demeure où elle n’a plus le droit de vivre. Elle ira s’enfermer quelque part, dans une retraite religieuse, loin, bien loin de vous, et là, elle expiera encore, puisqu’elle n’a pas assez expié. Ambroix, voulez-vous me faire la grâce d’un adieu, dites ?

AMBROIX.

Nous n’avons pas d’adieux à nous faire.

MADAME AMBROIX, s’élançant vers lui.

Est-ce possible ?

AMBROIX, doucement.

Écoutez. Tout à l’heure, lorsque je suis sorti, éperdu, la tête en feu, j’avais juré de ne plus rentrer ici et de ne vous jamais revoir.

Il se lève.

J’arrivai sur la place, on sortait des vêpres. En un instant je me suis vu entouré d’une foule de braves gens tout étonnés de me trouver dehors sans vous, et voilà les petits enfants qui me tirent par les pans de mon habit : « Bonjour, parrain Ambroix ; êtes-vous malade, parrain Ambroix ? » Puis la femme du juge de paix s’approche à son tour : « Madame Ambroix est donc souffrante, monsieur ? lui serait-il arrivé un accident ? » Et là-dessus trente voix partent ensemble : « Rentrez, rentrez, monsieur Ambroix ; nous allons chercher le médecin. » Et moi, j’étais là, bégayant, balbutiant, ne trouvant rien à répondre et rougissant de honte à l’idée que mon cœur allait peut-être me trahir.

MADAME AMBROIX.

Ah ! mon Dieu !

AMBROIX.

Rassurez-vous. J’ai réuni mes forces pour sourire de mon mieux, et j’ai dit à ces bonnes gens qu’il ne m’était rien arrivé, que tout simplement vous aviez oublié votre chapelet à l’église, et que j’avais voulu aller le chercher moi-même, tout seul, comme un homme.

MADAME AMBROIX.

Ah ! vous êtes bon !

AMBROIX.

Mon explication a paru satisfaire tout le monde ; mais j’ai dû, pour continuer mon rôle jusqu’au bout, entrer dans cette église où, moitié par insouciance, moitié par paresse, je n’avais pas mis le pied depuis si longtemps.

Musique à l’orchestre.

J’entre... Le silence du lieu, le demi-jour et la fraîcheur calment un peu mon sang. Je me glisse dans un coin de chapelle, et là, – vous savez où je veux dire : le premier pilier, à gauche, – je me laisse aller, brisé par trop d’émotion, je me laisse aller sur une chaise basse, une petite chaise recouverte de velours rouge que je ne reconnais pas d’abord, mais sur laquelle j’aperçois tout à coup votre nom ! Oh ! la pauvre petite chaise ! Comme elle était humble, triste, repentante ! on aurait juré qu’elle disait sa prière. Alors, je ne sais trop ce qui s’est passé en moi : une hallucination. Je vous revoyais, pleurant et priant sur cette chaise ; puis j’entendais des voix me dire : « Ambroix, Dieu lui a pardonné... » Peu à peu, j’ai senti mes genoux fléchir : j’ai prié, j’ai pleuré, et... me voilà.

La musique s’arrête.

MADAME AMBROIX, elle veut s’élancer vers lui.

Oh ! merci.

AMBROIX, l’arrêtant.

Ce n’est pas moi qu’il faut remercier, vos remerciements doivent s’adresser plus haut. Maintenant, Gertrude, donnez-moi ces lettres, les seules preuves qui restent de la faute. Je les veux, donnez-les-moi.

Gertrude va prendre les lettres et les lui donne en détournant la tête. Ambroix, les déchirant.

Voilà les preuves disparues.

MADAME AMBROIX.

Alors, vous oubliez ?...

AMBROIX.

Je pardonne. Le mal vient de mon côté aussi ; j’étais trop âgé pour vous... Gertrude, vous continuerez à être mon amie ; seulement, on donnera une sœur à la chaise rouge, et désormais je vous accompagnerai à l’église : je crois que ces promenades me feront du bien. Qu’en dites-vous ? Vous ne répondez pas ?... Ah ! je comprends.

Il s’approche du portrait.

C’est lui, c’est ce portrait dont la présence vous épouvante... Rassurez-vous, sa place n’est plus ici ; nous l’enverrons à d’autres plus heureux pour lesquels cette image ne sera qu’un doux souvenir.

Madame Ambroix s’agenouille devant son mari et lui baise la main.

LE FACTEUR, du dehors.

Monsieur Ambroix !

AMBROIX, très vite.

Relevez-vous, Gertrude, le mauvais rêve est fini.

LE FACTEUR, à la croisée.

Monsieur Ambroix !

AMBROIX.

La vie recommence.

Il va ouvrir la fenêtre.

LE FACTEUR.

C’est moi, monsieur Ambroix !... Qu’est-ce qu’on vient de me dire dans le pays, que madame Ambroix avait eu une attaque ?... La voilà plus belle et mieux portante que jamais.

La musique recommence jusqu’au baisser du rideau.

AMBROIX.

Non, père Anselme, on s’est trompé dans le pays ; madame Ambroix n’a pas eu d’attaque. À propos, Gertrude, vous devez un port de lettre à ce brave homme ; moi, je lui dois un verre de rhum. Payez-lui le tout ensemble.

Il revient lentement sur le devant de la scène à gauche. Gertrude va au buffet, en tire la bouteille de rhum et verse à boire au facteur.

LE FACTEUR.

Savez-vous, monsieur Ambroix, que c’est un plaisir de servir du monde comme vous autres. On voudrait toujours avoir un paquet à porter chez vous.

AMBROIX.

Merci, cela coûte trop cher !

LE FACTEUR.

Le fait est que 12 fr. 50, sans compter le verre de rhum !... Enfin, il faut bien recevoir un paquet venu d’Odessa une fois dans sa vie, pas vrai ?

Levant son verre.

À votre honneur, monsieur et madame, que le bon Dieu vous continue votre heureuse existence.

MADAME AMBROIX, à demi-voix, à Ambroix.

Merci.

Au facteur, en le payant.

Merci, père Anselme.

AMBROIX, sur le devant de la scène, à part.

Ma pauvre idole ! Ma pauvre et dernière idole !

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